Théories sur l’objectif de taux de marge

                                   Théories sur l’objectif de taux de marge

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                                Chapitre « Incursion en théorie » du livre « Les patrons sont-ils des mous ? »
                                                                     Question posée à J.M. Keynes
Bernard Biedermann
( Le Publieur 2003)
Nous abordons dans ce chapitre les hypothèses et les conclusions prises en compte dans les théories économiques qui, de manière, explicite ou dans un contexte différent se rapprochent du comportement de L’OTM.Il ne s’agit pas ici d’ être exhaustif ni circonstancié, l’intention étant simplement de faire un bref tour d’horizon avant de ré-ouvrir le débat plus général sur l’équilibre économique.

                                                                                     Pour les classiques

Pour les classiques comme Marx ou Ricardo, le niveau de l’investissement n’augmente pas automatiquement avec l’élévation du profit, mais en revanche un minimum de profit demeure nécessaire. Pour sa part, Kalecki avait fondé une théorie de la répartition sur le fait que le degré de monopole d’une entreprise sur son marché lui donne la possibilité de maintenir un écart entre ses coûts et ses prix de vente. Joan Robinson adhérait aux vues de Ricardo, en les complétant par la relation réciproque selon laquelle, le taux de profit agit sur le taux d’accumulation du capital. A l’opposé, Nicolas Kaldor, a présenté un modèle qui privilégiait la causalité du profit en fonction du capital total. Pour la plupart, ces théories avaient pour but d’expliquer la répartition profits /salaires dans une perspective de croissance de long terme. Mais il y avait aussi le souci de déboucher sur une théorie plus générale de l’évolution du système capitaliste industriel dont la perception de l’avenir, dans cette première partie du vingtième siècle, était nettement plus déterministe et pessimiste qu’ au début du vingt et unième siècle.

                                                                                            L’incertitude

E. Eshag soutenait plus tard dans « From Marshall to Keynes », à propos de la théorie keynésienne, que « le degré d’ incertitude au sujet du revenu tiré d’un investissement, spécialement après une ou deux années, fait que l’attente de rendements très importants, par rapport aux taux d’intérêts existants, est une condition préalable pour la réalisation de tout projet d’investissement ». Cette affirmation trouvait son explication par le fait que l’intention de Eshag était de démontrer que la puissance d’efficacité du taux d’intérêt sur le niveau de l’investissement était en réalité moins importante que ce que suggérait la Théorie Générale. De plus et paradoxalement, Eshag reprochait à Keynes d’avoir en fait été trop classique, c’est à dire, d’avoir continuer à privilégier le prix du capital investi comme « seule explication » de décision d’investir. Les relectures de Keynes ont permis par la suite de faire la part des choses, mais il n’en reste pas moins l’idée d’un taux de profit exigé était née.
A cette époque on avait aussi tendance à sous-estimer le rôle joué par le système bancaire. Keynes lui-même n’avait ajouté, à la demande de monnaie pour transaction, précaution et spéculation, une demande motivée par le financement pour constitution d’un fond de roulement, qu’après la publication de la Théorie Générale. La question est alors de savoir en quoi le banquier peut lui aussi exiger un taux de profit du projet de son client. De par son activité, il peut détenir des informations relatives à un marché, plus précises que celles de l’entrepreneur qui lui demande un crédit. Il peut avoir plus de recul que lui sur les tendances de la branche et de son environnement. Il pourra aussi tenir compte de l’ incertitude relative à l’avenir de l’investissement projeté, incertitude dont l’entrepreneur n’aura pas naturellement pris conscience ou, en tout cas, qu’il ne voudra évidemment pas dévoiler au banquier au moment où il lui « vend » son projet afin d’obtenir le crédit au taux le plus avantageux ( évitons ici de faire l’amalgame entre situations d’incertitude et situations à risques comme on le fait souvent par abus de langage). Quoiqu’il en soit, à l’issue de la négociation « les décisions des entreprises doivent être ratifiées par les banques pour devenir effectives. Les anticipations des deux agents doivent s’accorder : tout particulièrement celles dont dépend l’évaluation de la rentabilité des projets d’ investissement, car la capacité des entreprises à payer les intérêts au-delà du remboursement de la monnaie empruntée dépend
de leur capacité à réaliser un certain taux de profit. Plus le taux d’intérêt est élevé et plus le taux de profit anticipé
devra lui-même être élevé, avec un risque évident de prophéties auto-réalisatrices : il y aura moins de projets retenus, moins de crédits, donc moins de production et d’emploi, etc.>> ( Pascal Combemale, Introduction à Keynes 1999). Le banquier naturellement concerné par les résultats futurs de son client peut donc lui « imposer » un taux de marge que l’entrepreneur ne s’était pas forcément fixé au préalable. Pour simplifier, on pourrait dire que si l’entrepreneur n’a pas eu conscience de l’incertitude environnant le projet, son banquier le lui signalera. Il y a donc une sorte d’effet de cliquet dans lequel le degré d’incertitude joue un rôle fondamental ; Mais cette situation n’est pas continue dans le temps cas ; dans les périodes d’euphorie, on constate le scénario inverse, où le banquier accepte un peu rapidement l’ouverture du crédit demandé en acceptant implicitement un taux de marge à posteriori trop faible.

                                                                             Autofinancement

Mais l’investissement peut aussi être financé par des sommes résultant de l’autofinancement, les entrepreneurs ne faisant alors pas appel aux services des banques. Cette alternative s’explique aisément en période de taux d’intérêt élevés. On a cependant trop souvent voulu expliquer le niveau de l’investissement par celui de l ’autofinancement. Grâce aux modèles économétriques une relation de causalité entre le niveau de l’investissement et celui de l’autofinancement a pu être constatée. Les résultats de ces modèles ne sont pas contestables mais leur l’interprétation fait une confusion entre l’ explication (Investissement fonction de l’autofinancement ) et le fait que l’investissement soit rendu possible, ce qui n’est pas la même chose. En revanche les entreprises qui peuvent développer leur taux d’autofinancement sont bien celles qui ont pu dans les périodes précédentes dégager des profits justement destinés à un investissement futur. Or il se trouve que ces entreprises qui dégagent des profits, appartiennent souvent à des branches opérant sur des marchés porteurs. Là encore, on a trop souvent voulu expliquer la croissance de long terme, c’est à dire l’augmentation continue du
stock de capital, par le niveau de profit réalisé en confondant la relation de causalité et la relation de possibilité. Les explications du niveau de d’investissement doivent à notre sens être recherchées avant tout à partir des théories des profits anticipés avec bien entendu la contrainte de solvabilité. L’autofinancement s’explique donc par des taux d’ intérêts trop élevés et de l’incertitude qui incitant les entrepreneurs à minimiser leur dépendance future vis à vis du système bancaire. De surcroît le financement des investissements peut être couvert par des sommes qui avait été épargnées dans les périodes précédentes pour un motif de précaution. Les sommes épargnés, justifiées d’abord par un motif de précaution se transforment donc en sommes destinées à l’investissement. Mais dans le cas où les entrepreneurs décideraient sur le long terme de pratiquer l’autofinancement on peut s’attendre à ce que les investissements d’aujourd’hui intègrent de manière volontariste une part de profit qui sera affectée ultérieurement aux investissements futurs. Cette couche
supplémentaire de profit planifié destiné à un financement ultérieur va alimenter une épargne dormante jusqu’au prochains investissements. Au niveau global on est alors dans une période de reconstitution de marge financière, avec des fondamentaux bons mais un niveau d’investissement faible. En conclusion, il faut donc garder à l’esprit que la possibilité d’investir doit être considérée avec autant d’importance que sa motivation.

                                                                    Monopole et incertitude

Sur ce sujet Franck Knight s’impose par ses importantes réflexions sur les relations entre le profit, le risque et l’
incertitude, ( Risk, Uncertainty and Profit 1921). Knight fait une distinction claire entre le risque qui peut faire l’objet
d’un calcul de probabilité et l’incertitude, par définition impossible à mesurer. L’approche de Knight visait à expliquer et justifier les profits d’innovation associés au risque et à l’incertitude ; dans la mesure où les investisseurs répugnent à affronter des risques, il doit y avoir une prime de risque destinée à compenser les pertes potentielles. Cette prime a un coût. Lorsqu’il s’agit d’incertitude, il y a aussi profit associé mais comme l’incertitude n’est pas mesurable, par définition, on ne peut alors envisager qu’ex-ante une prime mesurable liée à cette incertitude. Ce n’est qu’après la réalisation des pertes ou des profits que l’on ne peut tenter de « reconstituer » les effets de l’incertitude. Il y a aussi une recherche de l’origine du profit justifiée par le niveau de compétence à appréhender et maîtriser l’avenir. F. Knight, s’était également attaché à analyser le rôle des monopoles ; avec Milton Friedmann, au sein de l’Ecole de Chicago, il a développé des recommandations de politique économique comprenant les conditions de marchés portant notamment sur la perfection de l’information, et la possibilité d’entrer ou de sortir rapidement d’un marché. Ces hypothèses et recommandations s’inscrivaient dans l’optique libérale. On peut alors être tenter d’associer, position de monopole (
permanente ou temporaire) et incertitude pour mieux comprendre le comportement de l’entrepreneur. Il n’en reste pas moins que les recommandations de Knight en matière de modèles et de politique de concurrence était particulièrement ambitieuse mais aussi désespérément irréalistes. Citons néanmoins ses recommandations : « Nous devons aussi supposer une absence totale d’obstacles physiques à la formation, l’exécution et les changements des plans faits au bon vouloir ; c’est à dire qu’il doit y avoir une « parfaite mobilité » dans tous les ajustements économiques et aucun coût engagé dans les mouvements ou changements. Pour réaliser cet idéal, tous les éléments entrant dans les calculs économiques, efforts, biens, etc. doivent être variables de manière continue et divisible sans limite. Les opérations productives ne doivent pas former des habitudes, préférence ou aversions, ni même développer ou réduire la capacité à les accomplir. De plus, le processus de production doit être constamment complet et ce de manière continue ; Il n’existe pas de cycle temporel des opérations qu’il
faut interrompre ou laissé incomplet, par des réajustements soudain. Chaque personne produit de manière continue un bien complet qui est instantané et dépourvu de coûts. (….) Chaque bien, on le rappellera, est divisible en un nombre indéfini d’unités qui doivent être séparément possédées et être effectivement en concurrence les unes avec les autres » Ibid., pp 77- 78 ( in La Théorie de l’Equilibre Général De nouveaux éclairages. Donald A. Walker 1991). On constate en tout cas que Knight faisait preuve d’une grande rigueur qu’il appliquera également au fait de ne pas accepter le concept des d’ anticipations rationnelles.
Anticipations adaptatives, anticipations rationnelles et incertitude

Un agent économique effectue des anticipations adaptatives lorsqu’il s’appuie sur une extrapolation des informations passées pour en déduire une tendance éventuellement ajustable. Une variable anticipée est en quelque sorte une moyenne des observations passées avec en outre un processus de mémorisation. Le concept d’anticipation adaptative a souvent été intégré dans les modèles macroéconomiques pour tenir compte du fait que le public anticipe le taux d’inflation, ce qui a des répercussions sur le niveau de l’emploi et pourrait justifier la thèse accélérationiste de l’inflation.Les anticipations rationnelles intègrent en plus toutes sortes d’autres informations issues de domaines qui ne sont pas strictement liées à la variable faisant l’objet de l’anticipation ; il peut s’agir d’information appartenant à des domaines relevant de la sociologie, de la politique économique, de la psychologie, etc. … Les explications fondées sur les anticipations rationnelles sont donc beaucoup plus complexes et plus ouvertes. Des économistes comme John Muth ou Robert Lucas ont développé des modèles fondés sur ces hypothèses selon lesquelles les agents économiques se servent de manière logique de toutes les informations actuelles et futures dont ils disposent pour prendre leurs décisions. Certaines s’ avèreront justes, d’autres non, les erreurs se compensant de manière aléatoire. Ces anticipations construisent une évolution déterminisme surtout en période de stabilité. Les théories des anticipations rationnelles ont été poussées assez ( trop ?) loin, jusqu’à conduire Robert Lucas à démontrer l’inefficacité des politiques économiques officiellement annoncées parce qu’elles font l’objet d’anticipations des agents.

Nous ne voulons pas ici relancer le débat entre anticipations adaptatives et anticipations rationnelles, ni confronter ces hypothèses de comportement avec la réalité et encore moins savoir si les économies se porteraient mieux avec des politiques économiques non interventionnistes. Néanmoins un positionnement des ces approches. A l’une des extrémités il y a les anticipations rationnelles, au centre il y a le calcul des probabilités et à l’autre extrémité, la théorie de l’ incertitude. Dans « La pensée économique contemporaine depuis Keynes », Colette Nême explique avec précision les relations entre ces trois approches ; « La théorie des anticipations rationnelles s’oppose à celles de l’incertitude et le calcul des probabilités s’insère entre elles deux. Les anticipations rationnelles, comme le comportement du bon père de famille dans le domaine juridique, résolvent le mieux possible le problème posé par l’indétermination de l’avenir. Le calcul des probabilités est une technique qui fonde sa véracité sur la loi des grands nombres plutôt que sur la meilleure information
possible. L’incertitude est un jugement porté sur la relativité des anticipations rationnelles et du calcul des probabilités qui peuvent se tromper puisque l’imprévu peut toujours survenir. A priori, l’incertitude ne conduit guère à la décision et exprime un malaise que la plupart des économistes ont cherché à nier » Nous soulignons avec force cette dernière affirmation qui rejoint directement nos préoccupations et pourrions la compléter en suggérant que le bon père de famille qui pratique les anticipation rationnelle se replie sur les anticipations rationnelles dès que l’incertitude apparaît. Cette réaction naturelle est de bon sens , nous pensons que les entrepreneurs le sont aussi. Sur l’indétermination de l’avenir qui a du décourager plus d’un chercheur en économie, rappelons ce que disait Keynes à propos de l’incertitude : «Le sens que je donne à ce terme est celui qu’il prend lorsque l’on juge incertain la perspective d’une guerre européenne, le niveau du prix du cuivre ou du taux d’intérêt dans vingt ans, la date d’obsolescence d’une invention récente ou la place des classes possédantes dans la société des années soixante-dix. Il n’existe pour toutes ces questions aucun fondement scientifique sur lequel construire le moindre calcul probabiliste. Tout simplement : nous ne savons pas. ». Mais pour ce qui concerne les marchés, et si l’information pouvait être considérer comme l’antidote de l’ incertitude, il ne serait pas certain que l’on tendrait plus vite vers l’équilibre et le plein emploi si tous les agents économiques disposaient d’une très bonne connaissance de leur environnement car le jeu des stratégies et la diminution des
perspectives de profit aurait alors un effet contraire. On peut aussi ajouter que l’incertitude est ce sentiment diffus qui reste lorsque l’on a essayé de la lever, qui s’applique à des évènements futures indéfinissables, non mesurables, impossible à dater, souhaités ou craints, et dont on aurait besoin aujourd’hui pour décider. L’incertitude évolue en permanence, peut disparaître ou s’amplifier, peut être parfois explicable ou justifiée et fait partie de la vie économique, comme n’importe quelle autre variable d’environnement. L’incertitude est difficile à mesurer, malheureusement, parce qu’elle agit directement sur les taux d’intérêt, car les agents en période d’incertitude préfèrent le présent à l’avenir.

                                                                          Une nouvelle vue sur l’investissement

Le titre de ce paragraphe « une nouvelle vue sur l’investissement ? » est emprunté au livre de Patrick Villieu «
Macroéconomie L’Investissement » dans lequel il expose les causes de l’inertie et de la répugnance à investir se traduisant par des reports de décision d’investir. Le propos nous semble particulièrement pertinent : « L’irréversibilité et l’incertitude peuvent expliquer la capacité des entreprises à endurer des pertes pendant des périodes longues, de même que l’exigence de seuils de rentabilité élevés avant d’investir ; L’investissement ou l’abandon ne se déclenche donc que lorsque certains seuils de demande ou de rentabilité seront dépassés » ( Macroéconomie, l’investissement page 44). Pour illustrer cette « exigence de seuils de rentabilité élevés avant d’investir », en situation d’incertitude, imaginons un joueur de tennis. Si soudain un brouillard épais s’abat sur le court de tennis, le joueur devra, d’abord renforcer l’effort visuel d’anticipation du mouvement de la balle, puis, sa position d’arrêt avant de frapper sera un peu plus longue, enfin il visera un peu plus haut qu’à l’habitude pour être sûr que la balle passe bien au-dessus du filet avec le risque que la balle retombe hors du terrain. Ce réflexe de joueur comme l’attitude de l’entrepreneur qui fixe un objectif de taux de marge à ses projets d’investissement sont selon nous des comportements rationnels, alors que dans la littérature économique, on a tendance à qualifier d’irrationnels les comportements influencés par un environnement d’incertitude. Dans les prochains
chapitres nous aurons l’occasion de revenir sur les effets de l’incertitude ( et notamment à propos du principe de la demande effective dans le chapitre sur « l’économie en couches de fonctionnalité ») mais au préalable il faudra cerner les processus d’analyse et de décision.

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