Capital libre, capital dédié et innovation

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Modèles de croissance

Les  modèles de croissance globaux  établissent des fonctions de production dont le stock de capital et le niveau de l’emploi sont les deux principales variables. Plusieurs  hypothèses  sur la fonction de production précisent la forme de la courbe : rendements marginaux décroissants des facteurs pris séparément, constance des rendements d’échelle, taux de substitution … L’intention des modèles de croissance  est   d’expliquer et  de déterminer les fluctuations et le  niveau de production  potentiel d’une économie sur la base de ces  variables et de différentes hypothèses. Plusieurs  modèles  théoriques ont ainsi été élaborés dans le cadre des écoles de pensée : classique (Smith, Ricardo), keynésiens (Harrod, Domar), Néoclassique (Solow, Ramsey) et plus récemment les modèles de croissance endogène (Romer). Avec  le temps  les théories de la croissance  se sont développées  et affinées par l’introduction de nouvelles variables et par le positionnement des relations entre ces variables. Notamment,  l’origine, le rôle et le positionnement dans le temps, du progrès technique, de la connaissance et de l’innovation.

                                       Capital libre, capital dédié

L’idée suggérée  dans cet article  consiste à s’interroger sur le type de relation, non pas entre les facteurs de production eux même,  mais entre  la nature du  capital et le type   de  bien ou  service  fabriqué.

Désignons par l’expression  « capital dédié », l’ensemble  des machines, outils, études, brevets, logiciels, formations , contrats de maintenance  constituant le processus de  production d’ un  unique  bien ou service    Cet ensemble ne peut  donc être utilisé pour fabriquer  d’autres types de bien ou service.

Désignons par l’expression « capital libre », l’ensemble  des machines, outils, études, brevets, logiciels, formations, contrats de maintenance   participant au   processus de  production  de potentiellement un ou plusieurs biens ou services.

Par exemple, le métier à tisser, ne  peut produire que du tissu ; Il est un capital  dédié. Le râteau est utilisé pour préparer la terre de  l’agriculteur producteur de tomates ou  ratisser  le jardin de l’esthète ou  égaliser  le béton d’une fondation. Le râteau est un capital libre.

Autrement dit, la relation entre un capital dédié  et le produit qu’il fabrique est une bijection ; la relation entre un capital libre et les produits qu’il  fabrique   est une surjection.

Comme toujours en économie, la réalité n’est pas binaire, mais nuancée. Entre capitaux dédiés et capitaux libres bien des combinaisons sont possibles notamment lorsque le capital est sophistiqué. Dans la réalité des économies développées,  la part du stock de capital  dédié est   certainement  majoritaire mais ce n’était pas toujours le cas. Les améliorations techniques  et fonctionnelles d’une  machine, d’un logiciel,  se traduisent par un capital  encore plus dédié. Conscient de ce fait les fabriquants  de machines développent  alors des machines pouvant s’adapter  à des productions de plusieurs produits : c’est le cas de la CAO (Conception Assistées par Ordinateur)  et depuis peu celui  des imprimantes 3D, invention géniale qui permet aussi bien de fabriquer en plastic,  un peigne, un revolver ou n’importe quel gadget  ou  élément  d’équipement.

  Implications pour l’analyse économique

Pour comprendre  ce que l’approche capital dédié vs capital libre  peut apporter à l’analyse économique  faisons l’hypothèse théorique  d’une économie dans laquelle la totalité des capitaux seraient  libres. Toutes les entreprises utiliseraient   des machines, contrats, logiciels, etc., utilisables  quels  que soient  les types de  production des  produits et services. Une telle économie ne fonctionnerait  pas  vraiment comme l’économie réelle. Le risque à la création d’entreprise  serait  faible en raison des  possibilités de revente des équipements. Il y aurait de plus information parfaite sur le marché des capitaux,  et par conséquent les décisions ne porteraient  que sur le niveau de capital à adapter à la production. La notion de productivité  serait secondaire  et les exigences de taux de marge relativement faible. Globalement une telle économie, connaîtrait une grande stabilité et une  souplesse d’évolution.

Dans l’économie réelle  qui  fonctionne sur  une part importante de capital dédié les choses ne se passent pas de la même manière. Face  à une décision d’investir dans un  processus de production l’entreprise tient compte de  l’irréversibilité du capital avec le risque de ne pouvoir revendre le capital dans le cas  où les ventes   n’atteignent pas les objectifs.  Le marché des  capitaux   n’est pas forcément un marché  de concurrence et de  perfection de l’information. Dans ces conditions les objectifs  des taux de marge des business plan sont élevés et il faut  jouer  avec les délais  de production et d’introduction des produits sur le marché. Au niveau  macroéconomique, une part  du stock de capital peut ne pas être employé surtout si pour  prolonger la vie de l’investissement  les entreprises n’ont pas réussi à se développer à l’international. Les effets de surprises, l’incertitude  et  les  mauvaises coordinations alimentent   les à-coups de la production beaucoup plus que si les capitaux étaient libres.

Capital dédié, capital libre et innovation

En cette  période de crise  qui  considère l’innovation   comme une solution salvatrice, il convient de   se poser la question  du type de capital utilisé dans les projets  innovants, aussi bien pour  les  produits et services   que pour les   procédés de production. Un nouveau produit peut être issu,  soit  d’un capital existant soit d’un  capital nouveau. Dans ce dernier cas,  la prise de décision d’investir  est plus délicate lorsque le capital est dédié. Le retour sur investissement est calculé avec d’autant plus de rigueur que l’intensité capitalistique est  importante ; en témoignent les solutions d’équipements en location qui atténuent la contrainte d’irréversibilité. Un entrepreneur  qui envisage l’innovation d’un nouveau produit,  ne dispose pas d’historiques lui permettant d’anticiper les revenus futurs. Heureusement, la conviction, le goût du risque, et la perspective d’être en position de monopole pendant un certain temps  compensent  l’hésitation à investir lorsque le coût du capital dédié  pèse   dans le business plan.

Dans l’histoire des technologies  on  peut constater  une lutte opposant   capital dédié et capital libre : les innovations  génèrent  souvent   des capitaux   moins libres car  le progrès technique  se traduit par  plus de sophistication et une intensité capitalistique accrue. Dans ce contexte les acheteurs  exigent   naturellement des capitaux  plus libres. Avec le temps  les chaînes de production  d’automobiles sont devenues  des capitaux plus libres grâce  à la robotique et aux exigences des fabricants ;  une grande partie des  équipements d’une chaîne peut ainsi être transférée, vers  une autre chaîne produisant un nouveau modèle. Autre exemple, beaucoup de villes vont s’équiper de transports en commun utilisant des  téléphériques jusqu’à présent  dédiés au ski de montagne. Dans d’autres cas, le capital doit être intégralement changé, ce qui implique une incertitude sur la productivité. Par exemple, l’équipement qui fournit au marin la vitesse   de  son bateau fonctionnait  de manière mécanique grâce à une petite hélice positionnée le long de la coque. Depuis peu,   l’équipement qui rend le même service  est composé d’électronique connectée au GPS. Dans ce cas également le produit est désormais fabriqué avec un capital libre. L’imprimante 3 D constitue par excellence un  autre exemple de capital libre.

En revanche, bien d’autres produits et services seront toujours  fabriqués  par des capitaux dédiés : cuisine,  nettoyage  des vêtements  avec gestion automatique,  radiologie, logiciels applicatifs, découpe de bois, fonderies,  …

Plus globalement  les capitaux libres facilitent les fusions  d’entreprises, renforcent le degré de concurrence, diminuent  le time to market  et les Objectifs  de  Taux de Marge. Dans une optique keynésienne, la rentabilité anticipée des  équipements  (l’Efficacité Marginale du Capital)  se calcule avec comme dénominateur la somme des valeurs du capital existant plus celle du nouvel investissement  afin de  tenir compte des rendements décroissants. Dans le cadre d’innovations  fondées sur du capital  dédié la rentabilité anticipée n’est calculée que sur la valeur du nouvel investissement, ce qui   accroît la difficulté de la décision d’investir. Dans  la vision de Schumpeter, on peut penser que c’est l’hypothèse du capital  dédié qui était implicitement  retenue, sinon les effets de  la  destruction créatrice   serait bien  atténués  et les cycles moins amples.

Qu’il s’agisse de  procédure en matière de décision  d’investissement  ou de  macroéconomie, la  notion de capital dédié vs capital libre améliore la qualité  de l’information et de l’analyse. C’est un paramètre à intégrer aussi bien dans le domaine de la prévision que  celui de l’action économique notamment pour ce qui concerne l’innovation, son incitation auprès des entreprises et la mutualisation de ses risques.

Bernard Biedermann

                                                                                                                           Conjoncture et Décisions                            

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                                                                                                                                 Octobre 2013                           

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